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Où sont passées les reines de la Rambla ? Une histoire de José Pérez Ocaña

 

 

 
2013. J’ai beau chercher, je ne vois rien. Rien de ma Rambla. Barcelona. Cafè de l’Opera, je m’installe, commande un chocolate caliente, le saupoudre d’un petit sachet de sucre. J’attends la visite de Nazario et Camilo, ces deux-là toujours beaux dans leurs costumes blancs. Allure d’Argentins. Parfois fardés. Il est midi et le café est plein à craquer, des gens du coin, quelque alcoolique, quelque poète cloche de la Zona Baja, celle des gens de peu. Des artistes sans le sou, comme nous trois. Barcelone, 1975. Mais je m’égare… Un voile de fumée. Aujourd’hui, je suis assis là, à une table près de l’entrée avec sa grande porte sculptée en bois qui donne sur la Rambla. En face du grand théâtre du Liceu. Je ne vois passer que des supporters du Barça, torses nus, shorts et tongs, crânes rasés. Des peaux translucides virant au rouge écrevisse. Ils sont beurrés
matin et soir. C’est comme un cercle vicieux. Ils n’arrêtent jamais de vomir, sur la Rambla et face au marché de la Boquería. Des sangrias tièdes.
Le mauvais vin. Ils envahissent les bars à touristes alignés tout le long de la promenade qui mène au port. Et
vont même à plaza Real, ma plaza Real… Ils ne s’aventurent que rarement dans le Raval, l’ancien barrio Chino des marins américains, des travestis, des gitans et des putes… Dans les guides, on peut lire un avertissement non dissimulé :
« Quartier bigarré où vit principalement la communauté musulmane. » entre les lignes : « Il est conseillé de garder un oeil sur vos affaires. » Subtiliser des iPhone et des flacons d’huile de Monoï, pfff… Il y a longtemps déjà que les Barcelonais ont quitté La Rambla et sa belle plaza Real, celle qui m’a accueilli en 73. Quand j’ai fui Cantillana, petit village de ma vieille Andalousie, ses modèles d’un autre temps. Mais ils sont mes peintures. Les christs, les fêtes populaires, les vierges saintes, les veuves éplorées, les processions, les cimetières… Un folklore qui ne me quitte pas, à Barcelone. Quand je chante, quand je peins.

Procession Vierge sainte, José Perez Ocaña

Plaça Real, au numéro 12. C’est là que je vis dès 1973, en plein cœur de tous les possibles. Loin d’une Andalousie étriquée. Ah, je suis très fier !
En 2012, au numéro 13 on a inauguré un bar-restaurant qui porte mon nom ! Une fan venue de Saragosse, elle adore mes œuvres. Je m’installerais bien à l’un des fauteuils de velours lie de vin. Je ferais bien mon show, à moitié nu entre les tables. Le lieu est assez à mon image, fait de pièces multiples, d’objets hétéroclites et fous, de lampadaires insensés. Des trouvailles d’antiquaires. On pourrait presque y voir l’atelier d’un peintre. C’est comme ça que je me vois certains soirs à travers le reflet d’une vitrine, après une énième virée dehors. Un drôle de type hétéroclite. Fait de différents morceaux recollés et rassemblés un peu au hasard.
Ocaña, José Pérez Ocaña, je ne sais pas si cela évoque quelque chose à la foule de touristes qui s’y presse chaque jour. Je ne sais pas si les hipsters pensent à moi quand ils sirotent leurs gin-tonic. Cherchent-ils à savoir ? Quand ils passent devant la petite plaque commémorative. Bleu ciel avec des anges peints et mon nom en dessous, cloué bien solidement à la façade. Juste à côté de la porte d’entrée au bois vermoulu. La trace, le souvenir que j’ai habité là, à quelques mètres de ce bar magnifique. Savent-ils que Barcelone s’est battue pour être encore plus libre que les autres dans cette Espagne des années soixante-dix ? Savent-ils qui j’étais, moi, dans la Barcelone clandestine ? Ce que je représentais dans ces années troubles et difficiles pour nous, artistes libertaires ?

Je peux le dire, maintenant que je suis mort. Ma renaissance a eu lieu ce matin de juin où je suis descendu du train. Estación de Francia, gare de France… Le début de tout. Barcelone, ma belle, si libre. Sur la platine : “Yo tengo con alegría que disfrazar mi tristeza, y no hacer de mi cabeza, las pesadillas huir. Yo tengo que ahogar riendo las penas que me devoran, cuando mi corazón llora, mis labios deben reir.” Sara Montiel chante “Loca“, vieux tango de 1962. Quand Franco est mort, ce fut comme une grande orgie des âmes libres. Enfin libérées. C’est du moins ce qu’on a cru… Nous étions si naïfs, aussi naïfs que mes tableaux. Il faut que je vous dise à quel point j’aime les couleurs et les rêves de Chagall. Des peintures comme des rêves, oui, c’est bien ça. C’est tout à fait ça. Ma peinture est un rêve, mes sculptures en papier-mâché représentent des anges. Je suis ce qu’on appelle un peintre naïf. Parce qu’il faut bien entrer dans des cases.
Un vieux Teppaz déniché au marché aux puces des Encants. Dans mon petit meublé de la superbe Plaza Real. J’écoute les vieilles coplas rapportées de mon enfance, des disques de mon père. Lola Flores tourne en boucle, elle chante, Limosna de Amores, La Zarzamora, Ay, pena,penita penaDes chansons qui racontent les amours perdues, la beauté du pays… des invitations à ma peinture. Dans mon petit village sévillan, je chantais et peignais. J’aimais déjà les mantilles, les vierges saintes des processions. Tout ce décorum… Il faut que ça pétille !

Ocaña, Camilo et Nazario, Rambla, Barcelona, 1977.
 
“Je ne peux pas croire que tout finit dans un cimetière, qu’il n’y a rien d’autre après.”
En mai 1973, je prends un train en partance pour ma liberté. Je suis pédé, artiste peintre, chanteur, je veux vivre comme je l’entends. Barcelone connaît des mouvements libertaires, ses révolutions urbaines, culturelles, sociales. L’envie de briser la léthargie et la soumission du peuple. Je débarque au Cafè de l’Opera habillé en fille du sud, avec mes talons, ma mantille noire, mon éventail bariolé. Si les jeunesses catalanes souhaitent être indépendantes, elles apprécient aussi ma comédie des rues, mon show andalou. Je suis la reine de la Rambla ! Je m’exhibe avec mes deux amis. Il y a Nazario, dessinateur au crayon et à la langue acérés, pour une revue qu’on vend sous cape El Víbora, et puis, Camilo, autre Andalou, complètement paumé, on s’est bien trouvés tous les trois.
Ma vie, je la situe parmi les ruelles escarpées de Pasolini et les trottoirs de Fassbinder.
“J’adore les toilettes publiques, je suis le Pasolini espagnol !”
Tout ce qui compte, au fond, c’est que je m’amuse… les garçons… On me traite de Rouge, ça me fait bien rire. Je n’ai rien à voir avec ça, je ne suis d’aucun parti. Ou alors, je me promène de temps en temps sur la Rambla au bras d’un anarchiste. Anarchiste, je ne vois que
cette possibilité politique pour moi qui ne croit en rien. Seuls le sexe et l’art. Je n’étais pas à l’école très longtemps, je me suis fabriqué de toute pièce, je me suis inventé seul. Je sais lire et écrire. Je sais peindre. Je suis un artiste. J’ai toujours peint, sculpté, chanté. Des chants flamencos, quelques coplas dans les rues… je traverse une partie de la Rambla pour rejoindre el Carrer del Hospital, barrio Chino. Nous sommes en 1975, Franco meurt dans une lente agonie. 20 novembre 75, on annonce partout “Franco ha muerto…” Le journaliste radio semble à l’agonie lui aussi. Il s’est fabriqué une voix d’outre-tombe, il n’a pas le choix. Moi, je suis chez Nazario on prépare mon expo à la galerie Mec-Mec, des toiles et quelques sculptures d’anges et de saintes. Quand on a entendu l’annonce à la radio on a d’abord cru à une blague.
Et puis, soudain il y a un grand silence, la ville est comme vidée de ses habitants. Le souffle coupé. On ne peut pas y croire. On a la gorge serrée. C’est comme quand on meurt et que la vie défile.
Comme dans un film… On s’est refait tout le scénario… Avec Franco, après Franco. Comme si toutes les prisons s’ouvraient par magie. On s’est dit qu’on rêvait. Et puis c’était bien ce grand silence pour travailler.


Ocaña habillé en Sévillane

 

“Je ne me sens pas femme, je m’habille en femme par provocation, pour m’amuser, pour rire avec les gens et ça m’amuse beaucoup, excepté la dernière fois, quand on m’a frappé, mais bon… comme disait Jésus-Christ : Pardonne-leur, car ils ne savent pas ce qu’ils font.”
Ce soir de novembre, je me souviens de tout, chaque détail. On a rejoint Camilo, notre pote andalou débarqué Carrer d’En Robador, rue des Voleurs, quelques années avant moi. Camilo a toujours été de toutes les fêtes pourvu qu’il y ait du bon vin et des éphèbes, parfois des jeunes
marins désorientés Carrer d’En Roig. On rejoint la fiesta clandestine organisée par quelques artistes et étudiants, elle a lieu Carrer del Carme, juste à côté de la fontaine de Santa Eulàlia sur la petite Plaza del Pedró où j’aime bien flirter tard dans la nuit. Le petit bistro de Montse est bondé. On croise des gens de Ajoblanco, la revue en vogue dans les milieux universitaires. C’est la liesse dans ces quelques mètres carrés de zinc, le Cava frais coule à flot et l’on mange quantité de pà amb tomaca, le pain tartiné de tomates fraîches et d’huile d’olive. Fierté des tapas catalanes. Et c’est comme lorsque aujourd’hui, le Barça remporte un match contre le Real Madrid. Une fête incroyable où tout le monde s’aime. Sur un bout de comptoir, Nazario, lui, dessine déjà des croquis un peu pornos où nous sommes tous à poils avec le portrait du Caudillo, bien placé, en guise de pañuelo… Je panique… “C’est pour El Víbora, ne t’affole pas comme ça, la Brigade politico-sociale ne peut plus rien contre nous, tu ne comprends pas ?!… Ocaña ! merde ! Franco est mort ! Franco ha muerto!” Nazario prononce le nom
du Caudillo distinctement en prenant soin de détacher chaque syllabe.
Comme s’il souhaitait me réveiller d’un long coma. Et toute la nuit, les gens sont devenus comme fous, dans ce bar. Une moitié de la ville était en deuil – la Zona Alta, la bourgeoise catholique -, l’autre buvait, dansait, s’embrassait. J’ai vu des jeunes mecs se rouler des pelles et puis plus tard, embrasser des filles sur la place, un truc de fous ! La Guardia Civil était aveuglée ce soir-là. Une liesse sans fin et la gueule de bois les jours qui ont suivi. Mais tout cela n’a pas duré. Nazario, moi, et quelques connaissances des Jeunesses militantes gays, avons été embarqués de force un soir, sous les regards consternés d’autres manifestants. On a fini au poste de police de la Vía Laietana. Ils m’ont interrogé et frappé pendant des heures. Mon dos était couvert de marques. Les jeunes années sans Franco, el Caudillo.
La Transition et ses vieux brisquards qui ne cèdent pas leur place. Qui ne veulent pas lâcher le morceau. Franco était mort mais nous devions encore courir pour échapper aux monstres. L’ordre et l’autorité continuaient de s’immiscer partout tels les cafards dans un conduit.

Au 12, plaça Real, Barcelone aujourd’hui.
 
Sur la platine : “Dicen los viejos que en este país hubo una guerra y hay dos Españas que guardan aún, el rencor de viejas deudas. Dicen los viejos que este país necesita palo largo y mano dura, para evitar lo peor. Pero yo solo he visto gente que sufre y calla dolor y miedo, gente que solo
desea su pan, su hembra, y la fiesta en paz.”
le groupe Jarcha chante “Libertad sin ira”, 1976.
En 1977, dans un restaurant animé de la Rambla aujourd’hui remplacé par un hôtel, je fais la connaissance de Ventura Pons, jeune metteur en scène de théâtre. Je faisais ma tournée habillé en Sévillane, comme à peu près chaque jour. J’égrenais mon répertoire flamenco
et quelques chansons de mon cru.
“Allez, messieurs, laissez-moi passer. Je suis la pasionaria des tantes !”
Je me fraie un passage entre les tables, chante une vieille copla de Sara Montiel, je veux qu’on me voie, qu’on m’admire. Faire la fête et provoquer. Ventura Pons déjeune avec quelques comédiens, il m’arrête et me lance dans un grand sourire malicieux : “Alors, ça te plaît de t’habiller comme les vieilles des villages ?”
Je lui porte l’estocade et répond fièrement tout en agitant mon merveilleux éventail rouge et noir : “J’ai pour habitude de me revêtir de mes souvenirs !” Il a ri, je crois que je lui ai plu. Quelques jours plus tard il m’a dit qu’il avait un projet en tête, mais pas pour le théâtre, non, un film sur moi. Je ne pensais pas qu’il me mènerait plus tard sur les marches de Cannes…
Moi, José Pérez Ocaña, parti de rien, moi qui avais à peine vu une dizaine de films jusque-là. Avec toute cette censure ! Pour Ocaña, retrat intermitent (Ocaña, Portrait intermittent),
Ventura Pons ne m’a pas vraiment dit qu’il ferait un film de cinéma. Il ne m’a pas parlé de scénario ou de plan précis. Alors j’ai pris ça pour une sorte de jeu et me suis laissé aller à répondre. Il me posait des questions caméra au point, me filmait sur la Rambla
durant mes promenades quotidiennes habillé en fille, aux bras de Nazario et de Camilo. Ce film de 1978, c’est une nouvelle destinée pour Ventura Pons, un cinéaste catalan apparaissait sur le devant de la scène, était même projeté à Cannes. Depuis, il en a fait des
films, avec de vrais acteurs, des comédiens dignes de ce nom. Moi, je n’avais fait qu’être moi-même, je ne me présentais pas comme un acteur. J’avais juste été exactement fidèle à mes provocations. Mon jeu sur la Rambla, parler aux vieilles dames, aux mères qui
promènent leurs bébés, montrer mon sexe aux hommes aux regards ahuris. Ah, comme Barcelone et sa Rambla, sa plaza Real, m’offraient les plus belles scènes !
Sur la platine : “Mari Pili, rica, guapa, de bonito ni una lata, ves deprisa, ves corriendo, yo te espero en complementos, oh! Llevo horas esperando, Mari Pili está tardando, esta chica no coordina, Mari Pili, ven, monina, ah!” Alaska y los Pegamoídes chante “Horror en el hipermercado“, 1980.
Ventura Pons sait mieux que personne à quel point les gens comme moi manquent à présent dans cette partie de la ville. Cette partie qui perd de son âme libertaire, qui n’en peut plus d’être un parc à thème. Un couloir de Disneyland conforme au plaisir des touristes qui ne me voient pas.
Ma chère Rambla n’est plus que l’ombre de la frénésie des pasionarias que nous représentions tous alors. Avec mes amis en plein milieu de cette ville libre, parfois j’en pleure. Quelquefois, on parle encore de moi sur la Rambla, on m’a consacré une grande expo en 2010. Mes toiles, mes aquarelles et sculptures dont on n’avait pas reconnu la grande valeur de mon vivant ont été vues dans les salles du Palais de la Virreina… Je n’en reviens toujours pas ! Maintenant, ce n’est plus l’artiste travesti, le chanteur de flamenco de la Rambla qu’on aperçoit, non, on me dépeint comme un artiste “underground”. Oui, c’est bien ce que j’ai lu dans le catalogue de l’exposition : “artiste underground de la Transition.”

Ocaña porte sa mantille lors d’une manifestation du collectif gay et lesbien de Barcelone, 1978. (photo : El País)

Est-ce suffisant pour me rendre ma Barcelone et ma Rambla ? Jusqu’en 2011 on pouvait même s’y promener à poil sans se faire arrêter. Je me disais qu’on n’avait pas réclamé des droits et plus de liberté, que je n’avais pas montré mon cul à toute la ville pour rien. Je me disais qu’elle
resterait toujours la cité la plus ouverte au monde. J’étais heureux, je me sentais immortel. J’étais toujours la reine de la Rambla ! Je me trompais… et rien ne dure.

“J’ai besoin de peindre et de chanter. Et quand je chante je pense faire de l’art, et quand je m’habille en femme je fais encore de l’art, la vie entière est un théâtre…”
Barcelone, où je faisais ma propre Movida bien avant celle de Madrid et las chicas d’Almodóvar, Carmen Maura, Rosi de Palma, Verónica Forqué, María Barranco, Alaska… Je m’appelle José Pérez Ocaña, j’ai eu mon heure de gloire à Barcelone, j’étais l’attraction des quartiers populaires. Rambla, Plaza Real, Hospital, Tallers, Egipciaques… Dans les rues, je faisais mon numéro, je chantais, je parlais aux gens, tout ce qui comptait c’était qu’on me voie. Je ne voulais que ça, parcourir la ville pour qu’on me regarde, moi qui m’étais tant caché dans mon petit village de Séville.
Cantillana, village perdu au milieu des oliviers. Un désert culturel. Après la mort du Caudillo, l’Andalouse avait beau être libre, elle était encore sous l’emprise des Espagnols de l’ancienne garde, celle de l’ordre et des catholiques. Les Rouges et les anarchistes étaient en terrain miné. Alors ne parlons pas de moi, el maricón. Gay ET libertaire. Je n’avais plus qu’à partir. Toute ma jeunesse on m’a lancé des pierres, on m’a craché à la figure. Je peignais, chantais, dansais, le scandale d’être gay… ce n’était pas du goût de tous. J’étais le soleil à moi seul. Mais de quoi avaient-ils bien peur tous ceux de mon village paumé ? Que je provoque une éclipse ? Allez-y, lâchez les chiens ! Que je leur balançais quand ils me lançaient tout ce qui leur tombait sous la main. Mes robes ne plaisaient pas… allez savoir pourquoi… Mais je n’avais pas peur.
Je me sentais juste un peu paria.

 

Affiche du film Ocaña, Portrait intermittent,  de Ventura Pons, sorti en France  en 1978.
“Mais putain quand est-ce que je vais quitter cet endroit ? Parce que j’en ai ras-le-bol de devoir supporter ce truc de faire l’amour en cachette. Mais qu’est-ce-qui se passe bordel ?! (…) Et enfin, je suis allé à Madrid, et puis je suis allé à Barcelone et j’ai commencé à pas mal me libérer.”
Ce qui m’a fait fuir en réalité. Maintenant que je suis mort je peux l’écrire. L’avouer sans détours. Ce qui m’a fait fuir c’est la honte de mes parents. Ma mère, surtout. Être mère d’un artiste gay n’était pas le meilleur cadeau que j’aie pu lui offrir. Alors, j’ai quitté Séville pour Barcelone un beau matin de 73, je voulais trouver l’énergie ailleurs, dans une ville ouverte. Je voulais me sentir libre. J’ai débarqué un beau matin de soleil, Estación de Francia, un peu avant huit heures. J’avais peu de bagages, un carton à dessins, quelques peintures. J’ai remonté à pied le Paseo de Colón, les terrasses étaient pratiquement vides à cette heure, seuls quelques pêcheurs buvaient leur cortado du matin. J’ai tout abandonné à Cantillana. Mes mauvais souvenirs. J’ai vaguement  dit au revoir et suis parti comme on prend le large. Je savais que je
n’y remettrais pas les pieds avant longtemps. J’ai embrassé Barcelone et ses nuits folles. Ses artistes en résistance. Là, je me sentais plus proche encore de l’extravagance des filles d’Almodóvar. Pepi, Luci, Bom et autres filles du quartier... c’est moi !



Sur la platine : “Le concocí en un guateque, era un chico alto y delgado, me miraba fijamente, parecía muy decente. No lo pude resistir, me vendió la tentación, el demonio me invadió, y pequé, sí, acepté.” Kaka De Luxe chante “La tentación”, 1983.

Et puis, après tout ce début de liberté, cette vie puissante et véritable, à l’abri des concessions et des masques, après cette vie hors-champ, je suis allé revoir les gens de Cantillana. J’avais organisé un carnaval des enfants, en septembre. 1983. Tandis qu’Alaska y los Pegamoídes, Aviador Dro et Parálisis Permanente avaient remplacé mes coplas de Lola Flores, mon flamenco de Camarón sur la petite platine du 12, plaza Real… je décidai de retourner sur les pas de mon enfance. C’est là que je suis mort dans les flammes. Comme un incendie. La boucle fut bouclée.

J’avais  vécu les plus belles années de la ville. La Barcelone qui renaissait lentement des cendres de la dictature, celle qui n’oubliait pas la lucha et le No Pasarán. Cette Barcelone lointaine, je la porte là, au plus profond de moi, du haut de mon éternité.
C’était la fiesta des enfants dans le village sévillan que j’avais fui dix ans plus tôt. Un garçon imbibé de fête a allumé les feux de Bengale accrochés au bout de mon costume de papier. Un costume en orme de soleil que je m’étais fabriqué pour illuminer les yeux des enfants. Je suis parti dans les flammes, me suis embrasé tel un soleil de feu.
 
© Corinne Bernard, 2012 
(Pour les éditions La Tengo, 2012.)
 
Bibliographie
– Entretien avec Ventura Pons, cinéaste catalan, Barcelone, juillet 2012.
Ocaña, catalogue de l’exposition de Barcelone au Palau de la Virreina 26/03-24/05/10, éd. Polígrafa, 2011.
Los ’70 a destajo, Pepe Ribas, éd. Destino Booket, 2007.
Ocaña, retrat intermitent (Ocaña, Portrait intermittent), film de Ventura Pons, 1978.
Els meus (i els altres), autobiographie de Ventura Pons, éd. Proa, 2011.
El Triunfo, Francisco Casavella, éd. Versal, 1990.
Histoire de l’Espagne, Joseph Pérez, éd. Fayard, 1996.
La Transición, série documentaire de Victoria Prego, TVE, 1995.
La Edad de Oro, programme TV de Paloma Chamorro, hommage à Ocaña, TVE, 6/10/83.
– blog la rosa del vietnam, archivo Ocañi : http://www.larosadelvietnam.blogspot.com.es/
– Les phrases d’Ocaña sont extraites du film Ocaña, Portrait intermittent (Venturas Pons), et de l’interview pour le programme TV “La Edad de Oro” (TVE, 1983).
 
Une topographie ocañienne :
– Rambla, 74 : Cafè de l’Opera.
– Rambla, 51 : Gran Teatre del Liceu.
– Rambla, 99 : Palais de la Virreina (Palau de la Virreina, Centre de la Imatge). http://lavirreina.bcn.cat/es
– Rambla, 100 : marché de la Boquería.
– Plaza Real, 13 : bar-restaurant-club Ocaña.
– Avinguda del Marquès de l’Argentera : estación de Francia (gare de France). Restaurant-cabaret “Station” (dans le hall de gare).
– Plaza de las Glòries : marché aux puces Les Encants.
– Carrer del Hospital : café-sandwicherie Mendizábal.
– Assahonadors, 31 : galerie Mec Mec (n’existe plus, remplacée par un commerce technique).
Carrer d’En Robador, 23 : club Robadors 23.
– Carrer d’En Roig : vieille ruelle mystérieuse du Raval, ancien Barrio Chino.
Carrer del Carme, 116 : café-restaurant Zelig.
– Vía Laietana, 46 : restaurant Rosa Negra.
– Carrer de Ferran, 23 : café Shilling.
– Carrer dels Tallers, 13 : Discos Revolver (vente de vinyles d’occasion, cd et livres sur la musique).
– Carrer Nou de la Rambla, 34 : London Bar.
– C/Santa Engracia, 68 : Casa de Andalucía en Barcelona (association des Andalous de Barcelone, créée en 1969).
– Carrer de Montsió, 4 : restaurant-brasserie Els 4Gats (ouvert en 1897, le bar des artistes où Picasso a réalisé certains dessins dont celui qui illustre encore la carte de menu).
– Carrer Nou de Zurbano, 3 (derrière la Plaza Real) : Café Royale, club de jazz, funk, flamenco, rock…
– Carrer del Consell de Cent, 255 : Dietrich, café-théâtre gay.

Remerciements : Pepón Prades et Xavier Mulet, Barcelonais de toujours, pour leurs informations précieuses.

 (À la mémoire de l’ami Pepón Prades, disparu en 2018.)
 

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