Barcelone a ses secrets… La capitale catalane a d’abord rejeté ce qu’elle prenait pour des chants flamencos venus de l’Andalousie brûlante ou pour des “españoladas” ringardes, complaisamment franquistes. Alors, en plein boum 80’s, soucieuse de concurrencer la Movida madrilène, Barcelone a relégué aux oubliettes sa rumba catalane pour encenser un pop-rock aux sonorités anglophones. Jusqu’à aujourd’hui…
Car aujourd’hui, si l’on s’aventure du côté des quartiers de Gràcia, Horta, Ciutat Vella, Sants, ou Raval, si l’on sort des promenades connues pour découvrir l’essence musicale intime de la ville, alors Barcelone révèle sa musique. La bande-son des ruelles escarpées ou de la Plaça del Sol, celle des gens du quartier de Gràcia, celle des cañas fraîches que l’on boit en fin d’après-midi au soleil des terrasses, celles des enfants qui jouent tard durant les heures moites de l’été, celle de la rumba catalane. La première fois que j’en ai entendu parler c’était par l’intermédiaire d’un ami disquaire du Raval : « On l’écoute même au Japon !» Il était temps que je la découvre. Partir à la recherche de l’essence sonore de Barcelone…
Carrer de la Cera
La rumba catalane a démarré dans le Raval, Carrer de la Cera, à la fin des années 50. Elle est née dans la rue, autour du musicien gitan
Peret, qui se rassemblait avec ses amis pour jouer sur les places et dans les bistrots du Barrio Chino et du Portal.
Le genre inventé par Peret mélange le mambo et la rumba cubaine à des rythmes rock portés par la guitare espagnole. Conçue pour danser, la rumba catalane de Peret se situe au carrefour du mambo de Pérez Prado et du rock d’Elvis qui l’a inspiré. Et puis, au fil des années, de nouveaux instruments, de nouvelles influences sont venues enrichir cette base guitares électriques et rythmiques très rock. Juan Puchades, journaliste et auteur de
Peret, Biogafía íntima de la rumba catalana (
Peret, biographie intime de la rumba catalane, 2011), raconte les accents gitans de la rumba classique et de ses dérivés modernes, qui ajoutent au cajón (une boîte en bois faisant office de percussions sur laquelle tape un musicien pour marquer la mesure) des sonorités plus pop-rock, parfois même électroniques :
“Le genre est né dans la rue, il reste essentiellement urbain et pop. C’est probablement le dernier rythme urbain né en Europe au siècle dernier. (… ) La rumba catalane est une musique sur laquelle on danse dans ses variantes les plus rythmées et qui comprennent tout type d’arrangements : de l’acoustique pure à l’électronique en passant par des formations typiques de la pop ou du rock… Gainsbourg aurait adoré.” Objet musical hétéroclite, la rumba catalane admet les compromis pop-rock et s’acclimate aux vibrations de la ville. Peret insiste lui-même sur l’euphorie qu’elle génère :
“C’est un genre inventé pour rendre les gens joyeux, pour qu’ils dansent et se sentent heureux.” Et cela fonctionne au-delà même de la Catalogne. En 1971, le monde entier découvre la chanson
Borriquito.
“Je l’ai écrite pour me moquer des Espagnols qui n’écoutaient plus que des chansons venues de l’extérieur alors qu’on avait de très bonnes choses ici.” Cette fusion de rumba cubaine et de rythmes rock s’écoute encore dans les bars entre deux musiques actuelles. En 1992, Los Manolos clôturent les J.O. avec leur rumba festive, comme un symbole de la permanence d’une tradition barcelonaise en proie à une modernisation forcée. À l’orée des années 2000, l’arrivée de Manu Chao dans la ville et la sortie de
Buena Vista Social Club (Wim Wenders), donnent un coup de jeune à la rumba des Catalans. Les groupes éclosent et se succèdent :
Ojos de Brujo,
Gertrudis,
La Troba Kung Fu,
Sabor de Gracia et une multitude d’autres formations relancent la fête rumbera.
Le son des quartiers
À présent chacun mène sa propre rumba barcelonaise. Impossible de rester figé quand on entre dans un bar rumbero ou que l’on se trouve au milieu de la foule d’un concert.
Au bar Electric, Travessera de Gràcia, ou au bar Leo niché dans une vieille ruelle de la Barceloneta, et même dans certains bars à tapas du Raval, au milieu d’objets divers, sculptures, tableaux, coupures de presse, mobilier récupérés dans les marchés aux puces et vieilles photos de Lola Flores, sévit la rumba catalane. À l’entrée du bar Electric, alcôve façon David Lynch avec ses canapés nichés ici et là, son rideau de velours qui mène à la petite scène, de jeunes urbains en goguette fument des cigarettes devant la porte. À l’intérieur, on programme des groupes locaux sans jamais oublier la rumba du coin. La rumba catalane n’est pas bobo. Elle rassemble tout le monde, l’homme au chapeau noir, le rocker, la jeune mère et sa fille, le couple de trentenaires branchés. Cette musique invite tous les Barcelonais à frapper dans les mains, les fameuses
palmas pour marquer le tempo et danser à la manière flamenca. Car la rumba n’est pas ringarde.
C’est le son des rues, des places et des cafés où l’on peut prendre le pouls de la ville, sentir sa réalité. D’ailleurs, son principal promoteur, Txarly Brown, est plus connu dans les milieux du design sous le nom de Carles Closa. C’est lui l’architecte du regain de popularité de la rumba. Il produit plusieurs albums recompilant le meilleur de la rumba actuelle, organise des soirées à l’Apolo (une salle du quartier des théâtres, qui ressemble à une argentine avec son vieux parquet, ses miroirs dorés et ses grands lustres en bois), et introduit la genre au festival Sonar 2009. Pour lui, l’avenir de la rumba passe par l’Europe :
« Mon intention est de dynamiser et soutenir la scène rumbera pour que le nouveau son que génère la ville soit son signe d’identification en Europe. Nous avons la chance de vivre dans une capitale culturelle et touristique de premier ordre. Il faut parvenir à générer une production musicale différente pour contrer l’homogénéisation culturelle qui veut que, où que l’on aille, tout ne soit de jour qu’Ikea, Zara, Starbucks, et de nuit, House, Techno ou minimale… »
La rumba catalane se prête aussi à l’improvisation, comme c’est le cas dans la bodega Casa Leto, à Horta, ouverte en 2011 par un jeune mordu du genre, David Soleto, alias Leto, ex-guitariste du groupe The Lito. Chez lui, on vient boire le
vermut du dimanche, l’apéritif de quatorze heures accompagné de quelques tapas de Catalogne, de Galice et d’ailleurs. Pour Leto, la nouvelle popularité de la rumba ne la coupera pas de ses origines plus territoriales :
« La rumba est née dans les bodegas, il ne faut pas qu’elle s’en détache. Elle est un symbole de convivialité, de partage. Si elle s’exporte, tant mieux, mais on peut le faire sans changer sa nature. » Les sessions
rumberas, par la diversité du public qu’elles accueillent et l’ambiance désinhibée qu’elles dégagent, perpétuent cette tradition de quartier.
Fiesta rumbera
La rumba de Peret, Gato Pérez, Ramonet et Antonio González est plus vivante que jamais. Pour preuve, l’édition du fanzine Santa Rumba et les soirées “Rumba Club” du vendredi sur la scène du Plataforma, à côté de l’Apolo.
Et puis, les associations qui la diffusent Sant Gaudenci, ou FORCAT, en passe de la porter au patrimoine culturel de la Catalogne. C’est la vie dehors, c’est oublier l’austérité, le désenchantement. On chante la rumba en catalan, en espagnol. Par le mélange qu’elle opère, elle réconcilie l’irréconciliable. Elle anime une Barcelone alternative. Chaque année, la Diada de la rumba se termine en apothéose avec une soirée “Super Rumba Jam”. La grande
fiesta rumbera se tient à l’Apolo.
Plusieurs groupes de la ville défilent sur la scène face à une salle comble. Ces combos aux noms improbables, Els Delai, 9Son, Revolución, Son de la Rambla, Gertrudis, The Lito, La Màlaga, Lady Gipsy sont réunis sur une même scène. La fête barcelonaise sur le vif. C’est l’euphorie d’un film de Kusturica ou de Tony Gatlif. Toute la salle bat le rappel avec les fameuses palmas, chante, danse… La Màlaga et ses musiciens habillés comme les Blues Brothers chantent
“es la rumba de Barcelona !”,
Rufino et ses airs de danseur flamenco se déhanche follement à la manière gitane. Les rumberos exultent pour une soirée délirante. Dépoussiérée, débarrassée de ses complexes, la rumba catalane est dans la place.
Les jeunes et les moins jeunes, les gitans et les indignés du 15M, les modernos et les hipsters sont là pour danser. Loin du caractère austère dont se targuent parfois les Catalans eux-mêmes, on découvre un autre visage de la ville et de ses habitants. Barcelone comme nous ne l’avions jamais écoutée.
© Corinne Bernard (Pour les éditions La Tengo, Paris, 2012).
À la mémoire du musicien Pere Pubill Calaf, Peret, 24 mars 1935 – 27 août 2014.
(2014, film en hommage à Peret, proposé par l’association Sant Gaudenci: http://youtu.be/Rmz3o7k70VY)
Topographie rumbera :
– Bar-bodega Casa Leto, Carrer Cartellà, 195. La bodega de Leto, ancien guitariste de The Lito. Ouvert en 2011, on se presse dans ce tout petit bar à l’ambiance authentiquement rumbera. À Horta, l’un des grands quartiers de la rumba barcelonaise.
– La Bodega de la Riera, Avinguda Vallcarca, 81. Le bar-bodega où il faut être dans le quartier de Vallcarca, en-dessous du Parc Güell. Arnau Segarra, hôte des lieux, est guitariste dans son groupe de rumba catalane, La Banda del Panda, et programme des concerts festifs hebdomadaires.
Pour écouter La Banda del Panda : http://www.myspace.com/labandadelpanda
– Bar musical El Colleccionista, Torrent de les Flors, 46. Hot spot pour la rumba du quartier de Gràcia. Ne pas manquer l’entrée exceptionnelle avec son piano coupé et une vitrine à faire pâlir les brocanteurs.
– Electric Bar, Travessera de Gràcia, 233. Le bar musical du week-end à Gràcia pour écouter de la rumba catalane ou cubaine et d’autres sons. Lumières tamisées et décor éclectique.
– Scène et club Apolo, C/Nou de la Rambla, 113. Le lieu privilégié de la scène nationale et internationale où se déroule chaque année la Super Rumba Jam. Air, Nouvelle Vague, Morcheeba, Wax Tailor ou Peter Murphy sont passés dans cette superbe salle aux murs rouges carmin, miroirs dorés, grands lustres en bois et parquets patinés par le temps. Un must.
-Apolo Diner (La Mala Reputació) C/Vila i Vila, 60-62. http://www.apolodiner.com/ Restau-café-concert. Appartenant à son voisin l’Apolo, on y mange un brunch le week-end en profitant des combos en live sur la toute petite scène.
– Club Plataforma, Nou de la Rambla, 135. Soirées “Rumba Club”, tous les vendredis à partir de 21 h, concerts et Dj. La nouvelle scène depuis décembre 2012 pour la soirée Rumba Club démarrée il y a sept ans. Elle avait lieu auparavant à l’Apolo.
– Bar Leo, C/Sant Carles, 34. À la Barceloneta, le bar culte de toda la vida où aller prendre un verre en compagnie des gens du quartier. Et puis, pour écouter les anecdotes de la patronne Leo, fan de Bambino, grand chanteur flamenco dont on peut voir les photos sur les murs, à côté du comptoir à tapas.
– La Cova Fumada, C/Baluard, 56. Restaurant-bodega en forme de mystère, sans enseigne, niché dans la Barceloneta. Fondée en 1944, une bodega authentique où le vin coule des barriques et où l’on déguste les typiques bombas maison, une “tapa” dont la recette est un secret de famille très bien gardé. Des musiciens gitans du quartier ajoutent à l’ambiance.
– Bar Canigó, Plaça Revolució. L’un des bars emblématiques les plus courus de Gràcia, toujours plein de monde quelle que soit l’heure. Situé sur la place la plus animée du quartier.
– Bar Gipsy Lou, C/Ferlandina, 55. Dans le Raval, un bar à tapas avec concerts de groupes barcelonais. Il propose une soirée Nits de rumba (Nuits de rumba) tous les jeudis soir.
– Tallers de Músics, C/Cendra, 34. La plus célèbre école de musique de Barcelone propose des cours de rumba.
– École de danse Gracia Flamenca, C/Burgos, 55. http://graciaflamenca.es Dans le quartier de Sants, Marta donne des cours de rumba catalane et de flamenco. Pour apprendre l’art de las palmas cher aux adeptes de la rumba. L’école propose aussi des sessions spéciales pour les touristes de passage dans la ville.
Bibliographie et infos :
– Interviews de Peret, Juan Puchades, Txarly Brown, David Soleto, réalisées entre septembre et novembre 2012.
–
Peret, autobiografía íntima de la rumba catalana, de Juan Puchades (éd. Global Rhythm, 2011). Une biographie de Peret pour apprendre l’histoire et les origines de la rumba catalane.
– El Triunfo, roman de Francisco Casavella (éd. Anagrama). Paru en 1990, le grand roman sur la Barcelone canaille à la manière de Jean Genet. L’histoire de Nen et de son combat contre un malfrat du Barrio Chino, portée par les rythmes rumberos et l’univers des gitans de Barcelone.
– Sant Gaudenci http://santgaudenci.blogspot.com/ Assocation de promotion et de diffusion de la rumba. Fanzine Santa Rumba http://issuu.com/santgaudenci/docs/santarumba5 édité par Sant Gaudenci, toutes les infos utiles pour suivre l’actualité rumbera.
-FORCAT (Foment de la rumba catalana), http://www.forcat.org Association de promotion et de reconnaissance de la rumba catalane.
– Guía de la Rumba catalana édité par FORCAT. La bible de la rumba barcelonaise avec toute l’information, les groupes, leur discographie, les associations… Édition annuelle.
–
http://www.calarumba.com L’agenda de la rumba actuelle, avec toute l’information utile sur les concerts, des vidéos, des articles, une radio. On y trouve Yo Chano, la newsletter hebdomadaire pour ne pas perdre un seul événement du genre.
– http://calarumbanipona.blogspot.com.es/ Le blog japonais de la rumba catalane !